Les ombres de Kerohan

Chapitre 1
Pauvres enfants
         
          - Mademoiselle ! Mademoiselle ! Réveillez-vous, je crois bien que nous voilà presque arrivés !
          Lorsque Viola ouvrit les paupières, elle découvrit Marie, sa gouvernante, penchée au-dessus d’elle. Elle était plus rouge que d’habitude. Le bonnet mauve qu’elle avait acheté la veille “pour voyager” et dont elle était si fière avait glissé sur son front, recouvrant presque l'un de ses yeux. Marie le remit en place avec un claquement de langue réprobateur, comme s'il s'était agi d'un enfant en train de mal se comporter.
          - Mademoiselle Viola, il faut nous dépêcher ou la machine repartira sans attendre que nous descendions. Dieu sait jusqu’où elle nous emmènerait !
          C’était la première fois que Marie prenait le train et elle était dans tous ses états. Viola la soupçonnait de ne pas avoir fermé l'œil la nuit précédente.
          Viola, elle, n'avait cessé de se réveiller et de se rendormir. Elle s'était tournée et retournée pour trouver une position propice au sommeil jusqu'à avoir mal partout, si bien que le repos l'avait finalement désertée pour le reste de la nuit. Les yeux grands ouverts dans le ravissant lit à baldaquins que maman lui avait acheté après des mois de cajoleries et de suppliques l'année précédente, elle avait entendu Sebastian marcher d’un bout à l’autre de sa chambre jusqu’à l’aube.
          Ni elle ni son frère n’affectionnaient les voyages. Le changement était, de leur avis, toujours la conséquence directe d’une catastrophe.
          Viola arrangea le chignon qui s'était aplati sur sa nuque durant sa sieste avant de jeter un coup d’œil à son frère. Sebastian était sagement assis sur la banquette qui lui faisait face. Ses yeux verts et fixes brillaient d’une lueur trop intense pour un enfant de sept ans à peine.
          Viola savait qu'il n'avait pas pris le moindre repos durant leur voyage. Sebastian n'avait jamais réussi à dormir en présence d'inconnus, même lorsqu'il était très jeune.
          - Tenez, rajustez votre manteau, mademoiselle. Vous aussi, monsieur Sebastian. Nous devrons être prêts quand le train s'arrêtera à Savenay. Seigneur Tout Puissant, je ne sais pas du tout où nous sommes !
          Marie redressa encore son bonnet. Elle l'avait remis en place tellement de fois depuis leur départ qu'une partie de ses cheveux bruns s'étaient échappés de son chignon et flottaient autour de sa tête en un nuage électrique. Elle chercha ensuite à la hâte quelqu’un pour s’occuper de leurs malles, se lamentant tout du long. Pourquoi diable monsieur Kreven ne les avait-il pas envoyés en calèche ? Dieu que les voyages étaient ennuyeux. Ces trains étaient terriblement mal commodes et on n’y comprenait rien. On s’arrêtait sans cesse dans des endroits dont personne n'avait jamais entendu parler, si bien qu’il devenait impossible de savoir où on se trouvait.
          Viola repoussa la lourde couverture dans laquelle elle était emmitouflée et la déposa sur le siège, pliée en quatre. Elle était presque certaine que Savenay était encore loin, mais Marie était si agitée qu'il valait mieux se préparer pour l'apaiser. Elle se leva en boutonnant son manteau de laine sur sa robe de flanelle noire. Son regard croisa celui de Sebastian et il lui fit signe d'approcher en agitant son index. Elle se pencha vers lui pour l'entendre, même si elle doutait que Marie essaye d'écouter leur conversation. Elle était si obnubilée par les bagages et sa peur de manquer leur arrêt que Viola se demandait avec un certain amusement si elle n'avait pas oublié leur présence.
          - La gare est encore loin, chuchota Sebastian. Marie s’inquiète pour rien.
          - Oui, je crois que tu as raison, répondit Viola.
          La fatigue creusait le visage étroit de son frère et ses cheveux blonds cendrés coupés courts se dressaient sur sa tête d'une drôle de façon à force de frotter contre le dossier de la banquette en bois. Son nez fin et son menton pointu étaient anormalement proéminents, alors que les ombres faisaient saillir ses os et creusaient les orbites dans lesquelles ses yeux étaient enchâssés. Il ressemblait à une de ces créatures de conte dont leur mère leur racontait autrefois les aventures au coin du feu en attendant que le dîner soit servi.
          Du temps où elle était encore en vie.
          Viola attrapa l'avant-bras de Sebastian sans y penser, saisie de la crainte soudaine de le voir disparaître.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire