Alice Crane : L'Organisation

Quand je sortis de la morgue, il était presque sept heures du soir. Deux employés du laboratoire en train de prendre un café éclatèrent de rire alors que je passais devant la salle d’attente. J’ignorais si c’était une coïncidence ou s’ils trouvaient ma situation amusante. Je ne m’arrêtai pas pour le leur demander.
Je passai mes mains sur mon visage et je me mis en route pour mon appartement. Je n’habitais qu’à une vingtaine de minutes à pied de l’Hôpital Général, ce qui était l’une des qualités les plus attrayantes de mon logement. Les frais occasionnés par une voiture auraient pesé lourdement sur mon budget déjà très serré.

Outre le fait que je ne savais pas conduire. J’avais passé le permis, bien sûr. Plusieurs fois. Sans succès. Comme l’avait dit mon père à l’époque, les gens intelligents ne savent jamais rien faire de simple ou d’utile.

Je soupirai. Ma mère exprimait son opinion sur mes choix et aptitudes avec beaucoup de clarté, mais je n’avais aucune certitude quant à ce que mon père pensait, ou même s’il pensait quelque chose de moi. Peut-être était-ce pour le mieux.

Je me souvins soudain que mes placards étaient aussi vides que mon réfrigérateur et qu’il fallait que je fasse des courses. Je m’arrêtai et fourrageai dans mon sac pour vérifier que j’avais de la monnaie sur moi.

- Vous auriez l’heure, mademoiselle ?

Je levai les yeux vers un jeune homme au physique quelconque qui me souriait de toutes ses dents. L’une de ses canines était tordue. Elle avait poussé par-dessus son incisive latérale de la plus curieuse des façons.

Je relevai la manche de mon manteau d’une main pour regarder ma montre. À cet instant précis, mon bras fut brusquement tiré sur le côté, si fort que je crus que mes ligaments allaient se déchirer. Puis l’homme se mit à courir.

Il me fallut quelques instants avant de comprendre qu’il venait de me voler mon sac. L’incrédulité fut remplacée par la colère en une fraction de seconde.

J’avais passé une journée épouvantable. Tout le monde à la morgue se moquait de moi à cause du cadavre disparu, le Dr Fritz était imbuvable, et je n’allais jamais jamais être augmentée.

Je me lançai à la poursuite du voleur aussi vite que mes jambes me le permettaient.

- Eh ! Arrêtez-vous ! criai-je. Au voleur !

Mon voleur tourna dans une ruelle. Je le suivis sans hésitation. Il était plus rapide que moi, mais j’étais habituée à courir sur de longues distances sans me fatiguer.

J’essayai de l’interpeller plusieurs fois, puis j’abandonnai. Il était évident qu’il ne s’arrêterait pas et que personne ne viendrait à mon secours. Je supposais que les vols étaient trop fréquents dans une grande ville comme Edencity pour que les gens y prêtent davantage qu’une oreille distraite. Je me glissai entre les passants, les yeux fixés sur le blouson vert qui me distançait peu à peu.

Je tournai à sa suite au bout de la rue dans laquelle nous nous étions engagés et je me trouvai cernée par une foule effervescente. Je jurai à mi-voix. Il me serait quasiment impossible de retrouver mon voleur au milieu de tous ces gens. J’avançai encore de quelques mètres. Je me mis sur la pointe des pieds pour tenter de l’apercevoir, mais il avait disparu, mon sac à main avec lui.

Je poussai un grognement de consternation.

Mon sac contenait mon portefeuille, mon téléphone, et les clefs de mon appartement.

J’étais fatiguée, déprimée, mon estomac grondait sourdement et mes talons brûlaient après ma course impromptue dans des chaussures inadéquates.

Je me retournai pour regarder autour de moi. Il y avait beaucoup de restaurants, de bars et de boîtes de nuit. J’étais indubitablement quelque part sur le Grand Boulevard, mais ce dernier traversait près de la moitié de la ville et cet endroit ne m’était pas familier. J’avançai pour lire le nom de la rue qui croisait celle où je me trouvais pour essayer de comprendre où j’étais exactement. Elle ne me disait rien non plus.

Je m’écartai du passage des autres piétons en me collant contre la devanture d’un tatoueur pour me laisser le temps de réfléchir. Je défis machinalement ma queue-de-cheval et passai la main dans mes cheveux jusqu’à ce qu’ils retombent en longues mèches souples sur mes épaules.

J’observai deux hommes en train de se disputer à quelques mètres devant moi. Ils étaient tellement absorbés par leur désaccord qu’ils paraissaient aveugles et sourds à la foule qui les bousculait.

Le plus petit des deux, un homme blond en tee-shirt noir, montra les dents en un geste rappelant un chien essayant d’en intimider un autre.

Je secouai la tête. Je ne pouvais pas rester ici indéfiniment à attendre un miracle. De toute évidence, mon voleur ne réapparaîtrait pas.

Il fallait que je retourne sur mes pas pour retrouver la morgue. De là, j’appellerais un serrurier et, je signalerais le vol de ma carte de crédit auprès de la banque avant de rentrer chez moi. Il faudrait ensuite aller déclarer le vol à la police, acheter un nouveau téléphone et obtenir une autre carte de crédit, mais ça pouvait attendre le lendemain.

Je tournai les talons. J’avais déjà fait plusieurs mètres quand je me suis arrêtée net.

Il me semblait reconnaître l’homme blond en tee-shirt noir. Quelque chose dans son visage...

Je regardai par-dessus mon épaule. L’homme leva la main vers son interlocuteur, comme pour le frapper, puis il se ravisa et recula. La lumière électrique émanant de la devanture du restaurant devant lequel il se trouvait accrocha les anneaux métalliques à son oreille.

J’en comptai quatre. Quatre anneaux argentés à l’oreille gauche. Et ce visage...

Je me figeai, ayant l’impression d’avoir été frappée en plein estomac. Bien sûr que je le reconnaissais, je l’avais examiné la veille.

C’était mon cadavre.

***
 
L’homme blond lança ce qui était visiblement une dernière insulte à son interlocuteur avant de partir d’un pas énergique.

Pour un macchabé, je le trouvais très en forme.

Non, raisonnai-je, c’était impossible. Il devait s’agir d’un de ces sosies comme on voyait parfois à la télévision. De son jumeau ou d’un membre de sa famille.

J’étais fatiguée et je n’avais eu le cadavre entre les mains que pendant une petite demi-heure. Vingt minutes, vraiment.

C’était ridicule.

Néanmoins, j’emboîtai le pas au sosie de mon cadavre après avoir instinctivement vérifié que personne ne me regardait faire quelque chose d’aussi stupide. De toute façon, je n’avais rien à y perdre. Il serait toujours temps d’appeler le serrurier plus tard.

L’homme hésita un bref instant à un croisement avant de tourner dans une ruelle étroite. Je lui laissai le temps de me distancer un peu : la ruelle était nettement moins peuplée que le Grand Boulevard et je ne voulais pas qu’il me remarque.

Après avoir emprunté plusieurs petites rues, nous émergeâmes dans une rue piétonne plus vaste. Elle était pavée de pierres iridescentes et bordée de boutiques qui semblaient sortir d’un de ces villages historiques dont le Middle State préservait jalousement les caractéristiques médiévales à coup de subventions et de visites payantes. L’atmosphère qui y régnait était très différente de l’ivresse bruyante qui animait la foule bariolée du Grand Boulevard. Malgré quelques bars, on reconnaissait là un quartier paisible et résidentiel. Il était probable que d’ici cinq ou six heures, alors que la frénésie battrait son plein quelques rues plus loin, chacun de ces établissements serait fermé, un rideau de fer tiré devant leurs fragiles vitrines de verre. J’observai curieusement les magasins que le sosie de mon cadavre dépassait à vive allure. Ils vendaient des choses que je n’étais pas certaine de parvenir à identifier. L’une des boutiques attira particulièrement mon attention. Un amas d’objets étranges à la construction compliquée s’entassaient dans des bacs en plastique disposés directement dans la rue. Je mourrais d’envie de vérifier de quoi il s’agissait, cependant je n’osai pas m’attarder et risquer de perdre ma cible.

L’homme tourna à l’angle d’un magasin de chapeaux extravagants et colorés. Je pressai le pas pour ne pas me laisser distancer malgré les escarpins qui me faisaient trébucher sur les pavés inégaux. L’homme continua sa progression sans ralentir, empruntant chaque ruelle avec l’aisance de quelqu’un qui a fait ce chemin des centaines de fois auparavant. Soudain, un animal traversa la rue juste devant moi et disparut dans l’interstice entre deux immeubles.

Je m’arrêtai, abasourdie, et m’approchai de l’interstice. Mais il n’y avait là qu’un carton défoncé et, plus loin, un grillage qui annonçait sans doute la cour intérieur de l’un des immeubles.

Je laissai échapper un rire incrédule.

J’étais fatiguée et il existait de gros chats aux coloris exotiques.

Parce que nous étions en pleine ville et qu’il était impossible qu’il s’agisse d’un puma.

Je me détournai de l’interstice qui avait avalé ma vision et je m’aperçus que l’homme que je suivais s’était évanoui dans la ruelle sombre. Paniquée, je me mis à courir. Arrivée à un nouveau croisement, je tournai la tête en tous sens pour le retrouver.

Je repérai enfin ses cheveux blonds et son tee-shirt noir. Je me hâtai à sa suite, bousculant une femme qui rentrait dans un immeuble. Je m’excusai. Le perroquet juché sur son épaule fit claquer son bec dans ma direction alors que je m’éloignais.

Je fronçai les sourcils.

- Étrange, murmurai-je.

Je résolus de questionner Sandra à propos de cet endroit. Après tout, elle avait vécu à Edencity toute sa vie et, entre les revendeurs de curiosités et l’architecture surannée des immeubles, ces petites rues ne pouvaient manquer d’avoir acquis une certaine notoriété.

Le sosie de mon cadavre enfonça les mains dans les poches de son jeans et tourna une nouvelle fois à droite. Je le suivis, ignorant mes pieds douloureux. J’eus alors la surprise de reconnaître le Grand Boulevard d’où nous étions partis. Je levai la tête vers la plaque métallique qui indiquait le nom de la rue. C’était bien ça.

Pourquoi avoir fait ce détour ? Il lui aurait suffi de continuer tout droit dès le début pour arriver à cet endroit.

L’homme s’arrêta finalement. Il salua une femme qui fumait sur le trottoir d’un signe de tête et il entra dans un bar. Je m’approchai à mon tour de l’établissement, soulagée de voir ma filature arriver à son terme. Je réajustai ma veste pour me donner une contenance et je fis mine de lire la carte griffonnée à la craie sur une ardoise installée près de la porte. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur du bar à travers une vitre d’une transparence douteuse à la recherche de l’homme.

Le bar était bondé. C’était clairement le genre d’établissement dans lesquels des hommes aussi malheureux au jeu qu’en amour s’entassaient au comptoir pour avaler des whiskies sans glace par demi-douzaines sans regarder de trop près à la propreté des verres avant de retourner dans le Quartier des désargentés.

Je m’approchai davantage de la vitre pour mieux voir. Il n’y avait plus trace de l’homme blond. Je mordis ma lèvre inférieure.

Je ne pouvais pas entrer. Qu’est-ce que j’aurais fait à l’intérieur sans argent ?

- Puis-je vous aider ? demanda soudain une voix dans mon dos.

Je sursautai et fis volte-face. Un homme se tenait juste derrière moi et me considérait avec attention. Il avait les yeux verts.

Je n’aurais pas su le décrire autrement. Il avait un visage aux traits réguliers et ses cheveux noirs venaient effleurer sa mâchoire. J’aurais été incapable de lui donner un âge ou de décrire son expression. Tout ceci était éclipsé par des yeux du vert plus profond que j’avais jamais vu sur un être humain.

Je clignai des paupières et tâchai d’arrêter de le dévisager.

- Ah. Non, je... balbutiai-je.

Je me détournai à moitié, cherchant désespérément une explication plausible à ma présence contre la vitre de ce bar de seconde zone. Le genre d’explication qui ne me ferait pas passer pour une folle.

- On vient de me voler mon sac, continuai-je. Je me demandais si je pouvais passer un coup de téléphone dans ce bar. Pour appeler un serrurier et faire opposition auprès de ma banque. Vous pensez que ce serait possible ?

- Certainement, dit l’homme. Suivez-moi.

Je lui emboîtait le pas avec réticence. Le genre de heavy metal qui ne peut être correctement apprécié qu’après l’absorption d’une quantité conséquente d’alcool filtrait depuis l’intérieur du bar.

L’homme aux yeux verts ouvrit la porte et me fit signe de passer devant lui. Je jetai un dernier coup d’œil anxieux derrière moi. Ce fut alors que je remarquai l’enseigne.

Le nom du bar surplombait une grappe de raisin suspendue au-dessus d’une coupe à moitié pleine de vin.


Aux Délices de Bacchus


8 commentaires:

  1. aaaah c'est vraiment génial!!! j'avais peur que ça soit étrange de voir Eden City à travers des yeux inconnus, mais il s'avère que c'est vraiment super, ça apporte plein de détails :) et puis c'est drôle, tous ces clins d'oeils aux choses qu'on connait déjà ;)
    vraiment vraiment hâte de découvrir la suite!! merci beaucoup vous êtes une auteur géniale :D

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  2. Oui, ça fait bizarre d'avoir un autre point de vue ^^. Du coup, ça m'a obligé à décrire tout comme si c'était nouveau alors que j'ai passé des années en compagnie de ces personnages - ça m'a donné une impression très étrange et en même temps c'était assez amusant. Le plus bizarre de tout, ça a été de décrire Saralyn à la troisième personne et du point de vue d'une personne qui ne la connaissait pas du tout (parfois, être écrivain, c'est être aussi un poil schizophrène ^^). En tout cas, je suis contente que tous les lecteurs de la série initiale semblent prêts à adopter Alice Crane - je l'aime déjà beaucoup, personnellement !

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  3. Je viens d'apprendre la nouvelle et je suis toute excitée !!! Lire cet extrait n'a rien arrangé... Il me tarde vraiment de lire le livre =)

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    1. Il n'y a plus longtemps à attendre ! La sortie du premier tome est prévue dans deux semaines (quand on pense au temps qu'il a fallu pour en arriver là, ce n'est rien du tout ^^). Je ne l'ai pas encore vu, mais je soupçonne que le livre a déjà été fabriqué.

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  4. Es-ce qu'il y aura un tome 4 de Eden City?

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  5. Comme je l'ai expliqué sur le groupe Facebook Edencity, ça dépendra complètement des résultats d'Alice Crane. En tout cas, même si Alice Crane a une héroïne différente d'Edencity, on y retrouve les mêmes personnages et l'histoire de la trilogie originale est continuée en partant de quelques mois après la fin de La Cité des damnés.

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  6. Je comptais déjà l'acheté mais maintenat je suis sûr de l'acheté. Vivement le 27 mars!!!

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  7. Plus qu'une semaine ! Le livre est prêt, il a déjà été fabriqué, donc c'est sûr !
    J'espère seulement qu'après toute cette attente il sera à la hauteur des attentes des lecteurs ^^.

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